Jour 1 : Direction Anticosti

Lundi le 18 juillet

Départ de Québec à 6 h 15. Déjà à 6 h 40, il y a une file de voitures qui traverse le pont Pierre-Laporte vers Québec. Heureusement que je sors de la ville. Depuis mon départ, il y a une pluie soutenue qui devrait en principe s’estomper à mesure que la journée avance. J’espère que le nuage ne me suivra pas jusqu’à Anticosti. J’aimerais beaucoup avoir une semaine sans pluie, pour pouvoir faire des photos et du camping au sec.

Pour essayer de conserver mes piles de téléphone, j'ai mis celui-ci en mode économie d’énergie même si pour l’instant, il est à 100%. On m’a dit qu’il n’y aurait de l’électricité qu’au village de Port-Menier et toutes mes visites se feront hors du village, à part pour les tours d’alignement de Baie-Ellis. Danièle m’a prévu jeudi prochain une nuitée au village, au Gîte Marguerite, pour couper le voyage en deux, vider mes cartes mémoire sur l'ordinateur portable, recharger les piles de caméra, l’ordinateur, le téléphone… Elle m’a aussi dit qu’il serait possible de recharger des piles dans le camion à l’aide d’un onduleur, mais je ne sais pas si ce sera efficace. Alors je ne prends pas de chance: j’ai acheté une pile USB autonome qui peut servir à recharger certains appareils USB (mon téléphone, ma montre Fitbit, etc.). J’ai aussi emprunté 2 piles de caméra et plusieurs cartes SanDisk à un collègue. J’ai donc en main 4 piles de caméra et pour environ 150 Go de cartes mémoire. Ça devrait être suffisant mais je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre. J’espère pouvoir prendre mes photos en RAW pour tout le voyage et ne pas manquer d’espace.

Aéroport de Mont-Joli (YYY)

10 h 10. Arrivée à l'aéroport de Mont-Joli. Après avoir payé mes 8 jours de stationnement, je me présente au comptoir Sépaq Anticosti qui a nolisé l'avion pour le transport sur l'île. Robin Plante de la Sépaq a été bien aimable de me fournir une place libre sur l'un de leurs vols. Il est responsable du service à la clientèle de Sépaq Anticosti. Le billet du nolisé est beaucoup moins cher qu'un vol normal. Autour de 500$ au lieu de 700$ pour l'aller-retour mais c'est normalement réservé aux clients de la Sépaq qui ont acheté un forfait ou louent un chalet pour la pêche, la chasse ou la villégiature. La Sépaq ne fait pas de profit sur le billet d'avion seul. Robin considère que les retombées de mon projet sont assez intéressantes pour me permettre ça. C'est gentil de sa part.

Au comptoir, on prend mon nom (je suis toujours content quand je vois que mon nom est effectivement sur la liste) et on me demande de sortir mes bagages à l'extérieur, puisque la pesée se fait à l'autre bout du stationnement. Il pleut encore alors je me protège comme je peux avec mon imperméable. J'espère ne pas mouiller mes valises et ma caméra. Je donne ma valise au commis pour la pesée. On me demande d'inscrire mon nom, numéro de téléphone et destination à la main sur un bout de papier vert que je dois attacher à mes bagages. En deux copies parce que j'ai une valise et un sac à dos. Je vais garder avec moi dans l'avion ma caméra et mes lentilles. J'inscris Pointe-Ouest sur le papier en espérant que je vais retrouver mes choses à l'arrivée. On entend tellement d'histoires de bagages perdus. Ça me fait penser que j'ai rencontré Danièle une fois seulement. J'espère que je vais la reconnaitre à l'aéroport. Je ne sais pas si elle va faire comme dans les films, en tenant une pancarte avec mon nom écrit dessus.

Danièle sera ma guide pour la durée de mon périple sur l'île d'Anticosti. Danièle Morin est technicienne de la faune pour le Ministère du loisir, de la chasse et de la pêche. Elle réside à l'île depuis plus de 30 ans et offre ses services de guide pour les visiteurs. Elle a une connaissance hors pair de l'histoire de l'île, de sa faune et de sa géographie.

À l'aéroport, il y a une cafétéria (plus bruyante) et une zone d'attente (plus calme) dans l'espace principal. Je mange un paquet d'amandes pour dîner et déménage dans l'espace principal pour être plus tranquille. J'ai du temps devant moi puisque le départ est retardé d'environ 45 minutes.

La dame de la Sépaq nous montre sur la webcam qu'il fait beau présentement à Port-Menier. Ça donne de l'espoir pour la météo parce que de Québec à Mont-Joli, ce n'était pas super. Pour passer le temps, je fais le tour dans la salle d'attente de la petite exposition sur l'histoire de l'aéroport de Mont-Joli . On dirait que c'est un ancien aéroport militaire.

Départ à 12 h 25
Vol 872 de Air Inuit
Bombardier Dash8 300
Altitude de 17 000 pieds
Durée estimée : 46 minutes

12 h 15 : embarquement

Je suis chanceux, j'ai un banc à moi tout seul avec un hublot. Les premières minutes de vol se passent à longer la rive de la Gaspésie. Je vois quelques éoliennes. Après, on entre dans les nuages pour ne plus en ressortir. Le hublot n'est pas idéal pour la photo puisqu'un plastique le recouvre et il est flou, surtout de près. Après plusieurs photos peu convaincantes, je lâche prise et regarde les nuages. Le voyage se passe bien. Ça brasse un peu mais pas autant que sur nos routes. On m'offre bretzels, biscuits, craquelins. Je décline l'offre. Par contre, j'accepte le café. On m'avertit qu'il sera tiède. Ce n'est pas grave; j'ai l'habitude de boire mon café tiède.

12 h 58. J'ai déjà l'impression qu'on descend, ce que confirme l'annonce du commandant. Ça brasse un peu à cause du vent et des turbulences que ça occasionne. La vue est belle en ressortant des nuages. On voit des bateaux dans le golfe du Saint-Laurent et j'aperçois l'île d'Anticosti pour la première fois. Je reconnais la baie Gamache et le village. Des petites lignes de brume flottent au dessus de l'eau. C'est très beau.

Atterrissage à 13 h 15. En descendant de l'avion, Robin Plante souhaite à tous les passagers sur le tarmac la bienvenue à Anticosti. Je rejoins Danièle à l'intérieur. Finalement, je la reconnais aisément. Je récupère mes bagages sur le chariot dehors.

Port-Menier

On prend le Chevrolet Silverado de Danièle, direction le village de Port-Menier, jusqu'à sa maison sur la rue du Cap-Blanc. Plusieurs personnes s'y trouvent déjà. Je rencontre Guy Côté, auteur et historien de la Côte-Nord, Héloïse, étudiante Montréalaise qui donne un coup de main à l'auberge de la Pointe-Ouest et Anne-Marie, artiste et codirectrice du centre de diffusion VU au Complexe Méduse à Québec.

On casse la croûte chez Danièle, en jasant histoire de la Côte-Nord avec Guy Côté.

Je discute avec Guy de phares qui n'existent plus, comme Cape Whittle sur la basse Côte-Nord. Il me parle de la pièce de théâtre Margot la folle d'Antonine Maillet qu'il est en train de lire et qui se passe dans un « phare maudit » d'Anticosti. Il me parle aussi des naufrages. L'île d'Anticosti est appelée le cimetière du golfe. Autrefois, il existait un concept de « beau naufrage ».

Le beau naufrage

Il s'agit d'un naufrage où les habitants de l'île pouvaient aller aider l'équipage d'un bateau échoué à le délester d'une partie de son contenu pour le rendre plus léger et lui permettre de reprendre son chemin. Les habitants pouvaient plus tard vendre ces biens contre de l'argent et le capitaine du bateau pouvait souvent continuer son voyage sans perdre ses galons puisque son naufrage passait inaperçu. Un concept gagnant-gagnant.

Danièle me fait visiter le village, où vivent environ 200 habitants. Port-Menier est le seul village de l'île d'Anticosti. Il a été fondé en 1900 par Henri Menier, alors propriétaire de l'île. Le choix de l'endroit est lié à la baie Gamache, autrefois baie Ellis, qui permettait aux bateaux d'accéder au quai plus facilement que partout ailleurs sur l'île tout en étant protégé des intempéries du large. Le quai est une longue jetée d'un kilomètre qui avance dans la baie.

Il y a plusieurs chevreuils au village. Ils ne sont pas peureux parce qu'habitués à la présence des humains. Ils sont parfois nourris aussi. Les routes sont asphaltées. Aux coins des rues, il y a plusieurs bretelles en gravelle que les résidents utilisent pour tourner les coins plus rapidement. On visite l'accueil Sépaq (pour connaître l'heure de départ de l'avion lundi prochain), le phare de Baie Ellis et les ruines du château Menier, la résidence « secondaire » que M. Menier s'était fait construire et qu'il n'a visité que 6 fois dans sa vie. Il y a vraiment beaucoup de maringouins en fin de journée près des ruines et du phare. Par contre, ce ne sera pas une constante pour le reste du voyage.

Le phare de Baie Ellis est en fait des feux d'alignement. Il y a donc une tour avant et une tour arrière. La tour avant est tout près du château Menier et c'est la plus touristique des deux. La tour arrière est plus loin dans la forêt, à 5 minutes de voiture vers le nord. Cette tour, moins accessible, est tout de même intéressante. La porte est ouverte. On a pu monter. C'est un phare à lentille fixe. Pas de système de rotation, donc plus petit qu'un phare traditionnel. Il a été déménagé au moins une fois. Le phare qui est maintenant le plus loin dans les terres, le plus petit des deux, était le phare avant à l'époque, placé sur le quai. Le phare près des ruines du château était le phare arrière, et se trouvait de l'autre côté du château. Ainsi, Henri Menier pouvait surveiller le feu à partir de sa chambre.

En marchant dans les herbes longues pour aller au phare, Danièle m'indique qu'il n'y a aucuns reptiles sur l'ile d'Anticosti. Pas de reptiles. Pas d'ours. Parfait pour le camping! Il n'y a pas de chiens non plus, ni au village, ni ailleurs. Ils sont interdits depuis l'époque Menier, parce que le Docteur Schmitt, engagé par lui, pensait qu'ils pouvaient être vecteurs de maladie. Plus récemment, les résidents ont été consultés sur le sujet par référendum et ont gardé le statu quo. Bref, les cerfs sont un peu les animaux de compagnie locaux, nourris par certains résidents et accueillis dans les cours des maisons.

Baie-Sainte-Claire et Pointe-Ouest

Trajet parcouru lors de la 1re journée, de Port-Menier à Pointe-Ouest.

Direction Baie-Sainte-Claire et Pointe-Ouest. Le village fantôme de Baie-Sainte-Claire était le lieu le plus habité de l'île avant la création de Port-Menier. À ma connaissance, les seuls autres villages étaient l'Anse-aux-Fraises, tout près, et Baie-du-Renard complètement à l'opposé. Il ne reste plus que des ruines et il faut être attentif pour les voir (fondations tout au plus, deux maisons effondrées à Baie-Sainte-Claire). Grand hasard, nous rencontrons mon ancien collègue Dave Boulet, directeur des opérations fauniques de la Sépaq qui fait visiter l'île au nouveau directeur de Sépaq Anticosti, Michel Threlfall, entré en poste le matin même.

L'épave du Calou nous attend tout juste avant d'arriver à l'auberge de Pointe-Ouest.

On se déplace ensuite vers le site du phare de la Pointe-Ouest, dont les maisons sont devenues une auberge de jeunesse. La route pour s'y rendre est entre la mer et le cap. Elle a été construite ni plus ni moins sur la plage, en entassant des rochers et du gravier. La station de phare se dessine après une courbe. J'ai l'impression d'avoir déjà vu l'endroit, tant j'ai regardé des photos en prévision de mon voyage. Je ressens une grande satisfaction.

Le phare de Pointe-Ouest était à l'époque l'un des plus beaux phares du Saint-Laurent. Construit durant la période des tours impériales, comme celle de Cap-des-Rosiers, il a été dynamité en 1961 parce que jugé instable par le gouvernement. C'est à ce moment qu'il a été remplacé par la tour à claire-voie actuelle (pylône de métal). Des centaines de phares ont été détruits au Québec avec le temps. Quand je pense à celui-ci et à sa formidable architecture, ça me rend nostalgique.

Il pleut en débarquant les bagages. Des gens sont déjà dans l'auberge. Je rencontre un couple d'apprentis ethnologues (Eve Massicotte et Nicholas Legault) qui réalisent un documentaire sur le territoire québécois et les gens qui l'habitent. Ils se déplacent dans leur Westfalia brun. Ça va s'appeler Groundés .J'ai une longue discussion avec Nicholas sur la photo documentaire et les projets de type « long terme » comme le leur et le mien.

Je fais ensuite une première sortie photo jusqu'au souper. Rien de concluant n'en sortira. Avec la pluie qui perdure, la lumière est somme toute ordinaire. Il y a quelques structures dans les nuages mais il faut être patient. Je vois aussi la possibilité de reflet dans l'eau mais il y a trop de vagues à cause du vent, alors ça s'efface. J'y reviendrai dans d'autres conditions.

À l'auberge, il n'y a pas d'électricité. Tout fonctionne au gaz. En fait, partout à l'extérieur de Port-Menier, l'électricité n'existe pas, sauf quand c'est fait avec de l'énergie solaire ou une génératrice. Pour allumer les lampes au gaz, il faut tourner un bouton pour faire sortir le gaz et placer une allumette en dessous. Pas trop près pour ne pas brûler le petit sachet qui s'enflamme. Pas trop lentement parce que le gaz se répand vite et on risque de faire un saut quand ça va s'allumer (un boum avec une boule de feu... je l'ai expérimenté).

Il n'y a pas de réseau cellulaire ici. Pas de 3G. Pas de Wi-Fi. Mon téléphone intelligent est habituellement fusionné à moi. On dirait que je vais devoir me sevrer durant quelques jours.

On soupe tous autour de la grande table : Danièle, Héloïse, Guy, Anne-Marie, Marine et Françoise, la photographe qui nous accompagnera pour le reste du périple. Pain de viande de cerf, accompagné de carottes. Thé et chocolat noir pour terminer. Dehors, il y a un orage, beaucoup de pluie et des éclairs. Conversations sympathiques. Je me sens fatigué tôt et je ne suis pas le seul. Ce soir, et pour la seule fois du voyage, je dors dans une chambre à plusieurs. C'est grand. Je crois que je vais être bien.

Je venais ici en pensant être seul au monde, mais je me rends compte que c'est entouré de gens que s'est déroulée cette première journée. De l'aéroport jusqu'à la soirée à l'auberge, j'ai cohabité avec les gens de la place et ceux qui sont en visite. Guy l'historien et ses histoires de la Côte-Nord. Marine et Héloïse, en mode job d'été avec la légèreté de leur jeunesse. Anne-Marie l'artiste et sa façon de trouver beau toute sorte de choses, les plantes, les fossiles, la camomille dans son thé. Françoise, la photographe-enseignante-retraitée qui semble 100 fois plus méthodique que moi dans sa technique photo. Et Danièle qui connaît tout. Elle a une vieille âme. Elle semble en connaître plus sur son environnement que toute une vie pourrait m'apprendre.

Première nuit

Les vents à l'extérieur sont très forts. Grondements sourds et sifflements dans la fenêtre de ma chambre. On dirait un vent d'hiver dans l'histoire de la chasse-galerie. Belle entrée en matière pour raconter une légende de naufrage. Le genre de légende qui, de bouche à oreille, de génération en génération, deviendrait une bataille épique entre le bien et le mal, une ruse du diable pour s'emparer des bonnes âmes. J'écoute le vent et imagine que c'est le bruit des vagues qui s'abattent sur le mur de la maison. J'ai l'impression de vivre dans le temps du phare. Je me demande s'il vente réellement si fort ou si c'est juste une fenêtre mal ajustée qui crée tout ce vacarme. Bon, faudrait bien que je dorme. J'ai apporté des bouchons mais je n'ai pas le courage d'aller les chercher dans ma valise. De toute façon, la vie avec des bouchons, c'est moins exaltant.